In Memoriam: Steve Paxton (1939-2024)
Le 20 janvier 2024, Steve Paxton est devenu un ancêtre. Cela faisait déjà un moment qu’il pratiquait, mais voilà, depuis maintenant un peu plus d’un mois, il est devenu compost, inhumé dans la terre de Mad Brook Farm, dans le nord du Vermont, à laquelle il a contribué à prendre soin pendant plus de cinquante ans. Pour l’occasion, Emma Bigé a écrit cet in memoriam. Il y est question des contributions de Steve Paxton au Contact Improvisation, des danses qu’il a inventées, et à l’impossible tâche de célébrer les leçons en mouvement qu’il en a tirées.
J’écris ces lignes quelques jours après la mort de Steve Paxton.
La première image qui remonte, c’est un jour où je suis chez lui, dans sa ferme du nord du Vermont. Il a soixante-dix-huit ans, il glisse sur la glace et au lieu d’essayer de se rattraper, il se jette dans la neige, cul par-dessus tête, hilare. Je crois bien que je suis tombée amoureuse de lui ce jour-là.
Dans une curieuse vidéo intitulée Humano Caracol*, on voit Steve expliquer à deux chorégraphes comment faire du compost. Humano Caracol*, en castillan, ça veut dire : humanescargot*. Autrement dit : on a le temps. Le temps que ça pousse, que ça se décompose, que les bactéries viennent consommer et faire chauffer tout cela, et puis il faut ajouter du bois pour bien être sûr qu’elles aient de quoi respirer, retourner le tout, mais pas trop. Bref : on a le temps. À quelqu’un qui te demande conseil à propos du Contact Improvisation (une forme célèbre pour ses acrobaties, ses roulés-boulés par terre et dans les airs), tu réponds : « Commence petit. »
Deux ans avant ta mort, tu as écrit un texte très court qui s’intitule « Les débuts du contact improvisation pour moi ». C’est toi qui a initié cette forme. Maintenant, nous sommes des dizaines de milliers à la pratiquer dans le monde et à être traversé..es par ces gestes qui t’ont traversé ce jour-là. Mais au moment dont tu parles, ça n’a pas vraiment encore de nom. C’est juste quelque chose qui arrive, une relation qui vous tombe dessus, à toi et à un autre danseur, au milieu d’un spectacle :
Nous n’étions pas à la recherche l’un de l’autre. Nous n’avions pas prévu de nous rencontrer. Nous ne travaillions pas souvent en duo, mais seul à seul dans de pareilles circonstances, je ne me voyais pas m’échapper sans passer pour un rustre. Nous sommes approchés l’un de l’autre, et nous sommes entrés en contact. Et nous avons attendu. […] La danse avait commencé, puisque le temps passait. Et elle se prolongea, pleine d’attentes, fébrile, jusqu’à ce que l’un de nous cède. Peut-être un déplacement de poids, peut-être un tremblement dans le toucher. Cela a suffi. L’équilibre était rompu. Un changement que l’autre pouvait entendre comme un message. […] Une intimité incroyablement abstraite. Je me souviens de l’honneur des pauses subtiles de mon partenaire. Et du désir de les lui rendre.
« Je me souviens de l’honneur des pauses subtiles de mon partenaire. Et du désir de les lui rendre. » Humanescargot*. La vulnérabilité et le tremblement à même le toucher.
La dernière fois que nous nous sommes écrit, tu m’as dit que tu passais maintenant l’essentiel de ton temps, assis à la fenêtre de ta cuisine, à « regarder la danse des molécules ». Tu as dit : « J’arrive presque à la voir, parfois. »
Tu as beaucoup dansé. Tu as dansé seul, à plusieurs, tu as dansé en marchant, en mangeant un sandwich, en montant sur une échelle, en roulant par terre et sur d’autres gens. Tu as dansé en ne bougeant pas pendant très longtemps, en souriant, en dormant, en te laissant tomber et même en écoutant des opéras. « Tu vois, m’as-tu raconté un jour, ce truc qui se passe quand tu montes des escaliers et que tu crois qu’il y a encore une marche ? Ce moment où tu fais un pas de plus dans le vide et où ton pied s’appuie sur une marche inexistante, et tu fais cette espèce de danse maladroite ? Voilà. C’est ça. C’est tout ce que j’ai toujours voulu danser. »
Et si je raconte tout ça, c’est parce que tu es maintenant, toi aussi, devenu un ancêtre. Et que me voilà, moi, une philosophe qui me suis retrouvée à être une de tes biographes à me demander : par quel bout de moi pourrais-je bien t’honorer ? Et peut-être que je pourrais dire ceci :
Il était une fois une créature terrestre qui a cru qu’il était possible de s’entraîner à être un peu moins qu’humain..es : il a appelé ça « la gravité » ou encore « la chute après Newton » ou encore « on se saute les un..es sur les autres et on voit ce qui se passe ? », et il en a fait une école, une ascèse et un jeu. Depuis, quantité d’autres créatures jouent quotidiennement au même jeu : et si, au lieu de pré-savoir qui nous sommes, nous jouions à être des masses ? Pas des humain..es, pas tout ce que le capitalisme racial et le système genre-genre disent de nous, mais juste : des choses qui pèsent ? Et bien sûr, on n’y arrivera jamais tout à fait, et bien sûr, il y aura toujours les chorégraphies de l’espèce, et de la race, et de la classe, et du genre, qui reviendront au galop, mais tout de même : et si, toi, et moi, là maintenant, pas si différente..s des cailloux, des moulins et des lampadaires, comme elleux toutes, nous tombions ? Et si, comme elleux toutes, nous nous laissions être attiré..es par la Terre et par sa gravité ?
Une étude en compost. Oui. Et ça commence tout petit.
Textes de Paxton (en français)
- « Esquisses de techniques intérieures », « Chute », « Transcription », dans Contact Improvisation, trad. Patricia Kuypers et al., Bruxelles, Contredanse, 1999 [présentation en ligne]
- Material for the Spine, DVD, Bruxelles, Contredanse, 2008 [parcourir en ligne]
- « Mouvements ancestraux », Repères, cahier de danse, 2015 [lire en ligne]
- « Écrits sur le Contact Improvisation », L’oeil et la main, 2016 [lire en ligne]
- « D’un pied sur l’autre », Recherches en danse, 2017 [lire en ligne]
- La Gravité, Bruxelles, Contredanse, 2018 [présentation en ligne]
Monographies sur son œuvre (en anglais)
- Emma Bigé (ed.), Steve Paxton: Drafting Interior Techniques, Lisboa, Culturgest, 2019 [lire en ligne]
- Jeroen Fabius and Sher Doruff (eds.), Paxton Ave Nue, a revisioning, RTRSRCH, vol. 5, Amsterdam: AARTII, 2011