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Contact et Philo vol 1 : le vivant et son milieu

Bilan de la semaine d’atelier du 6 au 10 juillet 2015

contact improvisation – philosophie – technique Alexander

Le vivant et son milieu

cristalisation

Tous les jours de la semaine, l’atelier a été rythmé par

    1. une exploration sensorielle
    2. une explication de texte philosophique
    3. une partition dansée permettant de traverser ce texte
    4. un exercice d’écriture
    5. une remise en danse de cette écriture

Danser avec des concepts, danser ses concepts : c’est ce qu’on fait toujours. Si je te dis : donne-moi ton sol, ou fais le lien avec le ciel ; je joue sur ta compréhension de ces concepts, sur la manière dont tu les as digérés, renforcés, constitués. On dira que je joue sur tes représentations, peut-être, plus facilement que sur tes concepts. Telle est peut-être le sens de ces ateliers danse/philosophie : permettre de traverser, d’interroger, ces représentations à travers l’analyse de textes de philosophie et leur appropriation en mouvement.

Les textes philosophiques (extraits)

Lundi, Henri Bergson / grand corps et petit corps :

« On ne se lasse pas de répéter que l’homme est bien peu de chose sur la terre, et la terre dans l’univers. Pourtant, même par son corps, l’homme est loin de n’occuper que la place minime qu’on lui octroie d’ordinaire, et dont se contentait Pascal lui-même quand il réduisait le « roseau pensant » à n’être, matériellement, qu’un roseau. Car si notre corps est la matière à laquelle notre conscience s’applique, il est coextensif à notre conscience, il comprend tout ce que nous percevons, il va jusqu’aux étoiles. Mais ce corps immense change à tout instant, et parfois radicalement, pour le plus léger déplacement d’une partie de lui-même qui en occupe le centre et qui tient dans un espace minime. Ce corps intérieur et central, relativement invariable, est toujours présent. Il n’est pas seulement présent, il est agissant : c’est par lui, et par lui seulement, que nous pouvons mouvoir d’autres parties du grand corps. » H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, chap. III.

Mardi, Jean-Luc Nancy / la masse :

« On pourrait partir de là : un monde clos, fermé, plein, totalement immanent, un monde ou une chose, peu importe, qui serait si bien à soi et en soi qu’il ne se toucherait même pas et qu’on ne le toucherait pas non plus, un monde qui serait seul, à soi et en soi, cela ne serait pas un corps.
Quand on dit corps, la plupart du temps, par opposition à âme ou à esprit, on pense justement à quelque chose de refermé, de plein, à soi et en soi. Si un corps refermé existe, si on peut s’en donner une espèce d’équivalent dans l’image du corps inorganique, physique, de la pierre par exemple (mais cela même n’est peut-être qu’une image – il n’est pas certain qu’une pierre ne soit pas un corps comme nous sommes un corps), si nous supposons qu’il y ait qch de tel, complètement fermé en soi, à soi, je dirais que ce n’est pas un corps, c’est une masse, aussi spirituelle que soit cette masse. Une masse est ce qui est massé, ramassé sur soi, pénétré de soi et pénétré en soi de telle sorte que précisément c’est impénétrable. Il n’y a donc rien qui articule à soi-même une masse. » J.-L. Nancy, « De l’âme » in Corpus.

Mercredi, Georges Canguilhem / le débat avec le milieu :

« Entre le vivant et le milieu, le rapport s’établit comme un débat (Auseinandersetzung) où le vivant apporte ses normes propres d’appréciation des situations, où il domine le milieu, et se l’accommode. Ce rapport ne consiste pas essentiellement, comme on pourrait le croire, en une lutte, en une opposition. Cela concerne l’état pathologique. Une vie qui s’affirme contre, c’est une vie déjà menacée. Les mouvements de force, comme par exemple les réactions musculaires d’extension, traduisent la domination de l’extérieur sur l’organisme. Une vie saine, une vie confiante dans son existence, dans ses valeurs, c’est une vie en flexion, une vie en souplesse, presque en douceur » G. Canguilhem, « Le vivant et son milieu » (1946).

Jeudi, Jean-Paul Sartre / transparence et opacité de l’action :

« Il est certain que nous pouvons réfléchir sur notre action. Mais une opération sur l’univers s’exécute le plus souvent sans que le sujet quitte le plan irréfléchi. Par exemple, en ce moment, j’écris mais je n’ai pas conscience d’écrire. Dira-t-on que l’habitude m’a rendu inconscient des mouvements que fait ma main en traçant les lettres ? Ce serait absurde. J’ai peut-être l’habitude d’écrire, mais non point celle d’écrire tels mots dans tel ordre. En réalité, l’acte d’écrire n’est nullement inconscient, c’est une structure actuelle de ma conscience. Seulement il n’est pas conscient de lui-même. Ecrire, c’est prendre une conscience active des mots en tant qu’ils naissent sous ma plume. » J.-P. Sartre, Esquisse d’une théorie des émotions.

Vendredi, Gilbert Simondon / le groupe :

« Ce n’est pas le groupe qui apporte à l’être individuel une personnalité toute faite comme un manteau taillé d’avance. Ce n’est pas l’individu qui, avec une personnalité déjà constituée, s’approche d’autres individus ayant la même personnalité que lui pour constituer avec eux un groupe. Il faut partir de l’opération d’individuation du groupe, en laquelle les êtres individuels sont à la fois milieu et agent d’une syncristallisation.  » G. Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, p. 290

Les écrits des participants

[1] Inventions conceptuelles (choisir un mot, y ajouter un préfixe) :

anti-poids : (=/ contre-poids), poids tel qu’on l’anticipe (par ex. : prendre une bouteille à moitié vide dans le frigo tout en croyant qu’elle est pleine)
circonvecteur : veceur courbe, vecteur dont la trajectoire est modifiée par un changement de l’espace-temps de l’action (par ex. : je veux toucher ta joue, mais au moment je commence mon geste, tu tournes la tête)
pré-harmonie : moment avant que l’orchestre ne s’accorde, chaos qui précède l’organisation
méta-forme : matière qui donne lieu à la forme
amouvement : mouvement qui n’est pas un mouvement
chacun-dehors : comme chacun pour soi, mais au lieu d’être pour soi, on est dehors

[2] Après une danse, écrire pendant cinq minutes, sans lever le crayon de sa feuille :

« sensations poids dedans odeurs transpiration états change poids revenir dedans dessus formes égratignes saignes danses revenir parole corps
changer prises tournes rond respirer air rêver vie mouvement prendre dans danser écriture penses dans une forme contenu contenir retenir avoir forces craies respirer
donner le change – profondément – denses en croisées chacun enfer et purgatoire humain voltige sauts de sol – masse corporelle revenir sur la force – force est de constater »

[3] Ecrire, de telle sorte qu’apparaissent les moments où plusieurs mots se bousculent comme autant de solutions pour continuer le texte :

« L’âme, la différence du corps à lui-même. Démultiplier les pensées. Toujours plus qu’un. Où est-ce qu’on se trouve quand on est plusieurs ? Démultiplier les pensées pour ne pas être Linéaire ? Narratif ? Seul ? Neurotypique ? → Narratif : c’est pour ça qu’on écrit, être plus qu’un dans le récit de soi. Logomouvement. Être Pluriel ? Plurivoque ? Autre ? → Autre. Sartre. L’enfer, ce n’est pas les autres, c’est l’usage de soi donné par un nombre limité d’autres encore.
Les paupières ? Le maître d’hôtel ? → Les paupières qui ne se ferment pas : pas de petite mort. »
« L’âme d’Aristote dans une pierre. Notion étrange. Et pourquoi parler d’âme dans ce cas-là ? Perd son importance. Mais L’âme de Platon ? La cave de Platon ? Le christianisme qui appelle âme plus que le corps ? Aussi immortel qu’une pierre ? Les atomes ne sont jamais morts ? → Voilà l’immortalité de l’âme. Ce n’est pas une forme, c’est un lieu entre intérieur et extérieur. »
« – un trait, j’ai dessiné un trait, un traité, traité trait d’union – union pacifique, l’union fait la force comme Disait ? Écrivait ? Marlait ? Cette amie, amie ? Personne que je connais d’une certaine façon. Trait d’union union union union corps donc et âme frère d’âme. De forme. D’âme. Question du fond tonique.
Puis, puisetier, puiser. Puis tonique, et forme du mouvement. Le fond donne naissance à la forme. Adaptation ? Mobilité ? Fluidité ? Mouvement potentiel ? Potentialité du mouvement ? Mouvement ouvert ? »

[4] Une leçon d’Alexander, une danse, une écriture.

« Ma Maia ou mon illusion de transparence
Dans l’hindouisme, la Māyā (ou Maia) est l’illusion d’un monde physique que notre conscience considère comme la réalité. De nombreuses philosophies cherchent à « percer le voile » afin d’apercevoir la vérité transcendante, d’où s’écoule l’illusion d’une réalité physique.
Pour plus détails sur cette matrice qui nous berce d’illusion, voir le film bouddhisto-hollywoodien Matrix.
La plus belle illusion que j’ai eu d’être transparent, je la dois à une jeune danseuse, elle était belle, tonique et inattendue. Comme cette jam de tango-contact où je débarque en retard, habillé en bel Argentin, pantalon moulant, chemise impeccablement blanche et chaussures à talonnettes.
« Chouette Clément, tu es venu ! » me lance l’organisatrice habillé en sac à patate couleur pourpre et kaki. Une tenue ample, pratique et confortable. Visiblement je m’étais trompé de tailleur ou j’avais mal lu la proposition sur le flyer.
(Deux mots très cons : « proposition », ils disent tous ça en danse alors qu’à chaque fois y’a pas le choix. Bande de fachos du spectacle, crypto-stalinistes de la compagnie ! « Proposition » ça veut dire « on va à la mer ou à la montagne », alors que là, on nous enfournait dans le car en direction du camping des Flots Bleus quand j’avais réservé mon billet pour une milonga à Buenos Aires. Quant à flyer on peut dire prospectus, un point c’est tout.)
Toute la jam était agrémenté de musique entrainante, c’était l’aspect « tango » un brin commercial car Yann Tiersen c’est qu’en même de la musique de blockbuster. Et puis, ça danse que diable, j’enlève ma ceinture en cuir qui risquait de casser, retrousse mes manches en coton qu’y allaient se salir, plains mes boutons en nacre qui vont se rayer, et prie pour que mon pantalon en lin ne se déchire. Moi, je m’en fous je suis constitué d’eau à 75% d’eau avec une pincée de souffre pour le côté diabolique, je plie, je roule et je coule mais ne me rompt pas.
Puis une contacteuse me rejoint et la question de l’habit fond complètement. Elle était belle, tonique et rieuse. Le courant passe, la tension monte et j’abandonne toute notion de bien et de mal. Je suis libéré comme le condamné sur la chaise électrique qui sourit en voyant le voltmètre effacer ses péchés, il est au paradis en un éclair. L’arc électrique l’affranchit du passé et du futur devant une telle révélation ses yeux se dissolvent et je tiens les miens fermés de peur d’être foudroyé en scrutant de trop ma partenaire.
Le temps se concentre. Les ennuis dans le métro pour venir, l’absence de dîner consistant, les vêtements qui seront à jeter, la honte à ruminer disparaissent progressivement. Le centre prend aussi de plus en plus de place. Mes périphéries étaient jusque-là de gentils appendices qui agrippaient la Pléïade du dancefloor, amortissaient mes chutes, rebondissaient, fusionnaient, portaient, entrainaient, chapardaient, chatouillaient mais, au fur et à mesure, mon corps s’efface, il n’est qu’un centre dans un espace mobile. Après une demi-heure à tanguer et à rouler, la liquéfaction de l’intérieur entraîne un effet de carène liquide et je chavire avec délice dans la rencontre.
Acrobaties, sensualité, rires et gravité pour résumer.
Les deux heures d’électrisation avaient aimantés nos corps qui avaient du mal à se séparer et le retour à la vie civile s’effectua doucement sous le regard effaré du gardien venu déloger le gang d’acro-hippies-troubadours qui monopolisaient la salle à une heure tardive. Nous discutions en reprenant nos uniformes de ville. J’observais sa bonne humeur alors qu’elle attachait ses longs cheveux en un chignon fonctionnel, son sourire rayonner tout en rajoutant des lunettes de secrétaire au tableau. Elle masqua le tout par un vaste manteau gris. Derrière le rideau terne de la matière, mes yeux percevaient encore la subtile énergie qui animait l’étoffe à grosses mailles. Je ne souviens de rien de ce qui suivit et ne la revit jamais. Seul élément qui survécut à la rencontre fut son prénom à la résonance indienne, une carte de visite védique, une invitation à passer de l’autre côté du miroir, j’avais passé la soirée avec Maïa. »